jeudi 3 mai 2012

Les souliers


     Louis avait pris tendrement la main de sa mère, comme lorsqu’il était plus petit. De temps en temps, elle l’observait du coin de l’œil. Pour profiter elle-même du plaisir de son enfant. Elle regardait aussi du côté des chaussures. Elle constatait avec satisfaction que Louis s’efforçait de marcher sans tourner aucunement les pieds, sans se frotter les chevilles ; qu’il faisait vraiment tout son possible pour que l’étrenne de ses chaussures eût lieu sans presque laisser de traces. Mais tandis qu’ils avançaient… elle s’aperçut que la mine de l’enfant devenait soucieuse. Il regardait assez fixement devant lui. Il avait l’air de poursuivre une idée un peu difficile pour lui, un peu lointaine.
_ A quoi penses-tu, mon petit ?
_ A rien.
_ Tu n’es plus content ?
_ Mais alors ?
_ Combien ont coûté mes chaussures ?
_ Neuf francs cinquante. Tu n’as pas entendu que je marchandais ? (Il avait entendu ; mais il craignait de s’être trompé.) Il n’a voulu me rabattre que huit sous. Oh ! Elles sont chères. Mais c’est tout à fait l’article de luxe. Le cuir est très beau. Et tout en ayant le bout allongé, je suis sûre qu’elles te serrent à peine.
_ Dis, maman…
_ Quoi ?
_ Combien est-ce que papa gagne par jour ?
_ Mais qu’est-ce que tu vas chercher là ? De quoi t’occupes-tu ?
     Elle avait presque rougi. Elle trouvait sa question déplacée. Et elle lui aurait répondu plus vivement encore ; mais, dans les grands yeux ouverts qui regardaient toujours devant eux, les prunelles faisaient une lueur sérieuse. Elle ne se senti même pas le courage de mentir.
_ Ce que gagne papa…Eh bien ! C’est très joli ce qu’il gagne. D’abord on le paye au mois. C’est un grand avantage sur les ouvriers.
_ Oui, mais ça lui fait combien par jour ?
Elle rougit de nouveau.
_ Je ne fais pas le compte… Pas dix francs évidemment. Il n’y a que les gros employés qui gagnent dix francs.
_ Ah !... pas neuf francs non plus ?
_ En tout cas, ce n’en est pas tellement loin. Mais de quoi vas-tu t’occuper ?
    Elle se pencha un peu pour l’examiner de plus près. Son air radieux de tout à l’heure était complètement parti. Il avait un petit froncement des sourcils, un frémissement des lèvres. Ses yeux continuaient à regarder devant lui ; mais autour de leur lumière sombre, il y avait maintenant un voile humide. Il serrait plus fort la main de sa mère.
     Elle fut saisie tout à coup, atteindre au cœur par la pensée qui tourmentait son enfant. Elle fit un grand effort pour empêcher ses propres larmes de venir. Penchée sur lui, caressant ses cheveux, son béret, elle lui dit :
« Mon petit garçon ! Mon pauvre petit garçon ! Mon petit Louis chéri ! »





                                            JULES ROMAINS

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