Louis avait pris tendrement la main
de sa mère, comme lorsqu’il était plus petit. De temps en temps, elle
l’observait du coin de l’œil. Pour profiter elle-même du plaisir de son enfant.
Elle regardait aussi du côté des chaussures. Elle constatait avec satisfaction
que Louis s’efforçait de marcher sans tourner aucunement les pieds, sans se
frotter les chevilles ; qu’il faisait vraiment tout son possible pour que
l’étrenne de ses chaussures eût lieu sans presque laisser de traces. Mais
tandis qu’ils avançaient… elle s’aperçut que la mine de l’enfant devenait
soucieuse. Il regardait assez fixement devant lui. Il avait l’air de poursuivre
une idée un peu difficile pour lui, un peu lointaine.
_ A quoi penses-tu, mon petit ?
_ A rien.
_ Tu n’es plus content ?
_ Mais alors ?
_ Combien ont coûté mes chaussures ?
_ Neuf francs cinquante. Tu n’as pas
entendu que je marchandais ? (Il avait entendu ; mais il craignait de s’être
trompé.) Il n’a voulu me rabattre que huit sous. Oh ! Elles sont chères. Mais
c’est tout à fait l’article de luxe. Le cuir est très beau. Et tout en ayant le
bout allongé, je suis sûre qu’elles te serrent à peine.
_ Dis, maman…
_ Quoi ?
_ Combien est-ce que papa gagne par
jour ?
_ Mais qu’est-ce que tu vas chercher
là ? De quoi t’occupes-tu ?
Elle avait presque rougi. Elle
trouvait sa question déplacée. Et elle lui aurait répondu plus vivement encore
; mais, dans les grands yeux ouverts qui regardaient toujours devant eux, les
prunelles faisaient une lueur sérieuse. Elle ne se senti même pas le courage de
mentir.
_ Ce que gagne papa…Eh bien ! C’est
très joli ce qu’il gagne. D’abord on le paye au mois. C’est un grand avantage
sur les ouvriers.
_ Oui, mais ça lui fait combien par
jour ?
Elle rougit de nouveau.
_ Je ne fais pas le compte… Pas dix
francs évidemment. Il n’y a que les gros employés qui gagnent dix francs.
_ Ah !... pas neuf francs non plus ?
_ En tout cas, ce n’en est pas
tellement loin. Mais de quoi vas-tu t’occuper ?
Elle se pencha un peu pour
l’examiner de plus près. Son air radieux de tout à l’heure était complètement
parti. Il avait un petit froncement des sourcils, un frémissement des lèvres.
Ses yeux continuaient à regarder devant lui ; mais autour de leur lumière
sombre, il y avait maintenant un voile humide. Il serrait plus fort la main de
sa mère.
Elle fut saisie tout à coup,
atteindre au cœur par la pensée qui tourmentait son enfant. Elle fit un grand
effort pour empêcher ses propres larmes de venir. Penchée sur lui, caressant
ses cheveux, son béret, elle lui dit :
« Mon petit garçon ! Mon pauvre
petit garçon ! Mon petit Louis chéri ! »
JULES ROMAINS
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