vendredi 4 mai 2012

LES DEBROUILLARDS




    Quand on a bâti au village le premier moulin à huile avec presse hydraulique, puits et pompe, mon père y a travaillé vingt-deux jours. Ces journées m’ont laissé aussi leur souvenir : un bon souvenir.

     Les travaux avaient débuté au mois de juin, je crois. Nous étions encore à l’école. Le chantier se trouvait juste en face de nous, à une centaine de mètres. Il y avait là, en même temps que mon père, notre cousin Kaci _ le père de SAM _ et FANI, le père d’ANO….

     Dès le premier jour, à onze heures, FANI nous propose d’aller voir nos parents. Nous acquiesçons, ANO et moi. Nous avons compris à demi-mot ce que veut dire FANI. N’est-se pas à onze heures que le patron fait arrêter le travail pour déjeuner ? C’est un homme instruit qui se pique d’avoir copié certaines habitudes des Français : il mange à heure fixe. Ses employés aussi. Nous tombons sur eux avec une louable exactitude, au même moment que les plats. Nos pères respectifs sont vivement contrariés. Mais l’homme est généreux. Il nous ordonne de nous asseoir et nous mangeons, la tête basse. Nous mangeons quand même.

     D’abord une bonne soupe avec des pommes de terre, et nous recevons chacun un gros morceau de galette levée ; puis du couscous blanc de semoule, avec de la viande. Devant de telles choses, la joie prend le dessus sur la honte au début. C’est la joie animale de nos avides estomacs. Dès que ceux-ci sont pleins nous nous sauvons, le front ruisselant de sueur, sans remercier personne, emportant dans nos mains ce qui nous reste de viande et de galette… Nous nous quittons après avoir félicité FANI de sa bonne idée.

      A vrai dire nos félicitations manquaient de chaleur… A part nos appareils digestifs, tout le reste de nos personnes nous reprochait notre gourmandise. Chacun de nous voyait se dresser devant ses yeux l’image sévère et un peu triste de son mère.

     _ Que dira-t-il le soir ?

     Comme je m’y attendais, mon père n’était pas content de moi. Il n’insista pas beaucoup pour ne pas me faire de peine et se promit de m’apporter chaque soir la plus grande partie de ce qui lui reviendrait des ces fameux repas.



                                MOULOUD FERAOUN

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