Quand on a bâti au
village le premier moulin à huile avec presse hydraulique, puits et pompe, mon
père y a travaillé vingt-deux jours. Ces journées m’ont laissé aussi leur
souvenir : un bon souvenir.
Les travaux avaient
débuté au mois de juin, je crois. Nous étions encore à l’école. Le chantier se
trouvait juste en face de nous, à une centaine de mètres. Il y avait là, en
même temps que mon père, notre cousin Kaci _ le père de SAM _ et FANI, le père d’ANO….
Dès le premier jour,
à onze heures, FANI nous propose d’aller voir nos parents. Nous acquiesçons,
ANO et moi. Nous avons compris à demi-mot ce que veut dire FANI. N’est-se pas à
onze heures que le patron fait arrêter le travail pour déjeuner ? C’est un
homme instruit qui se pique d’avoir copié certaines habitudes des Français :
il mange à heure fixe. Ses employés aussi. Nous tombons sur eux avec une
louable exactitude, au même moment que les plats. Nos pères respectifs sont
vivement contrariés. Mais l’homme est généreux. Il nous ordonne de nous asseoir
et nous mangeons, la tête basse. Nous mangeons quand même.
D’abord une bonne
soupe avec des pommes de terre, et nous recevons chacun un gros morceau de
galette levée ; puis du couscous blanc de semoule, avec de la viande. Devant
de telles choses, la joie prend le dessus sur la honte au début. C’est la joie
animale de nos avides estomacs. Dès que ceux-ci sont pleins nous nous sauvons,
le front ruisselant de sueur, sans remercier personne, emportant dans nos mains
ce qui nous reste de viande et de galette… Nous nous quittons après avoir
félicité FANI de sa bonne idée.
A vrai dire nos
félicitations manquaient de chaleur… A part nos appareils digestifs, tout le
reste de nos personnes nous reprochait notre gourmandise. Chacun de nous voyait
se dresser devant ses yeux l’image sévère et un peu triste de son mère.
_ Que dira-t-il le
soir ?
Comme je m’y
attendais, mon père n’était pas content de moi. Il n’insista pas beaucoup pour
ne pas me faire de peine et se promit de m’apporter chaque soir la plus grande
partie de ce qui lui reviendrait des ces fameux repas.
MOULOUD FERAOUN
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