vendredi 4 mai 2012

L’ALOSE



     J’avais dix ans. Nous habitons le quartier Blida. Cette année-là, ALICE, la femme du fournier, acheta la première une alose. Elle était de petite taille et à vrai dire pas très fraîche. Elle suffisait pourtant à exciter la jalousie de toutes les voisines. ALICE racla son poisson dans le patio, le nettoya, le coupa en carrés dans un grand bruit de seaux d’eau et cliquetis de coutelas. ALICE pila longtemps ses condiments : persil, ail et poivre rouge. Elle vaqua à d’autres affaires pendant que les tranches d’alose marinaient dans leurs épices.
      Le soir, elle installa sa poêle sur un brasero, sortit une assiette pleine de farine et surveilla sa friture. Dans le plat de terre vernissé s’entassaient les morceaux d’alose, noyés dans leurs aromates. ALICE en prenait un, le couchait dans son assiette de farine, le tournait, le retournait, le jetait dans l’huile bouillante. La maison s’emplit de fumée. Une crise de toux se propagea d’étage en étage. Ma mère alluma la lampe, ferma les volets.
     Nous occupions une longue pièce. Le lit la coupait au tiers. En deçà dans le plus grand espace étaient disposés les divans bas, les coussins, au-delà, derrière un rideau de cretonne délavée, trônaient pansues et vides les jarres à provisions. La jarre d’huile avait la rutilance de peau de notre épicier. Il y avait aussi la jarre des olives vertes, celles des olives noires, le pot qui contenait le sel. Ce dernier venait d’un souk du bled et portait en guise de décor des raies jaunes et noires sur fond crème. Je n’aimais guère le toucher. Le contact de mes doigts avec cette matière rugueuse me coupait la respiration.
    …Mon père arriva après la dernière prière. Nous nous installâmes pour le repas. Des doigts discrets grattèrent à la porte de notre chambre. Ma mère se leva, entrebâilla le battant. Elle parlementa longtemps à voix basse, allongea le bras par l’entrebâillement et ramena une assiette. Un mot de remerciement et elle ferma la porte avec humeur. Elle posa l’assiette. Je le dévorai des yeux, car au milieu se tenait, solitaire, couvert d’une croûte dorée un morceau d’alose. Personne ne dit mot. Nous étions lugubres. Ma mère soupira.
     « Ce maudit morceau d’alose nous coûtera cher. Il faudra rendre la politesse à ALICE, la femme du fournier. Nous achèterons deux poissons, ils suffiront à peine. Il faudra donner à goûter à toutes les voisines, leurs yeux sont si mauvais ! »
Nous nous mîmes à manger sans appétit.



                                                    AHMED SEFRIOUI

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