J’avais dix ans. Nous
habitons le quartier Blida. Cette année-là, ALICE, la femme du fournier, acheta
la première une alose. Elle était de petite taille et à vrai dire pas très
fraîche. Elle suffisait pourtant à exciter la jalousie de toutes les voisines.
ALICE racla son poisson dans le patio, le nettoya, le coupa en carrés dans un
grand bruit de seaux d’eau et cliquetis de coutelas. ALICE pila longtemps ses
condiments : persil, ail et poivre rouge. Elle vaqua à d’autres affaires
pendant que les tranches d’alose marinaient dans leurs épices.
Le soir, elle
installa sa poêle sur un brasero, sortit une assiette pleine de farine et
surveilla sa friture. Dans le plat de terre vernissé s’entassaient les morceaux
d’alose, noyés dans leurs aromates. ALICE en prenait un, le couchait dans son
assiette de farine, le tournait, le retournait, le jetait dans l’huile
bouillante. La maison s’emplit de fumée. Une crise de toux se propagea d’étage
en étage. Ma mère alluma la lampe, ferma les volets.
Nous occupions une
longue pièce. Le lit la coupait au tiers. En deçà dans le plus grand espace
étaient disposés les divans bas, les coussins, au-delà, derrière un rideau de
cretonne délavée, trônaient pansues et vides les jarres à provisions. La jarre
d’huile avait la rutilance de peau de notre épicier. Il y avait aussi la jarre
des olives vertes, celles des olives noires, le pot qui contenait le sel. Ce dernier
venait d’un souk du bled et portait en guise de décor des raies jaunes et
noires sur fond crème. Je n’aimais guère le toucher. Le contact de mes doigts
avec cette matière rugueuse me coupait la respiration.
…Mon père arriva
après la dernière prière. Nous nous installâmes pour le repas. Des doigts
discrets grattèrent à la porte de notre chambre. Ma mère se leva, entrebâilla
le battant. Elle parlementa longtemps à voix basse, allongea le bras par l’entrebâillement
et ramena une assiette. Un mot de remerciement et elle ferma la porte avec
humeur. Elle posa l’assiette. Je le dévorai des yeux, car au milieu se tenait,
solitaire, couvert d’une croûte dorée un morceau d’alose. Personne ne dit mot. Nous
étions lugubres. Ma mère soupira.
« Ce maudit morceau
d’alose nous coûtera cher. Il faudra rendre la politesse à ALICE, la femme du
fournier. Nous achèterons deux poissons, ils suffiront à peine. Il faudra
donner à goûter à toutes les voisines, leurs yeux sont si mauvais ! »
Nous nous mîmes à
manger sans appétit.
AHMED SEFRIOUI
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire