jeudi 3 mai 2012

Bûcherons en montagne


      La neige vint cette année-là en novembre, et les bûcherons en profitèrent pour faire glisser dans la vallée les troncs ébranchés, écorcés et gluants de poix. Pour se réchauffer, ils allumaient de grands feux d’écorce et de débris, et les colonnettes de fumée montaient  tout droit au dessus des arbres, signalant leur présence à toute la vallée.
       Les billons dévalaient en trombe, su heurtant avec un bruit clair aussi sec que le froid, auquel ripostait instantanément l’écho ; au passage, ils arrachaient des mottes de terre, des pierres, qui cascadaient et rebondissaient, puis finalement s’immobilisaient dans la neige. La forêt retentissait de cris lents et scandés par quoi les bûcherons soulignaient leurs efforts. Infatigables, ils montaient et remontaient le long du raide couloir, décrochant un mélèze suspendu en équilibre sur un ressaut rocheux, ou redonnant de l’élan à équilibres billons hésitant au dessus des abîmes comme s’ils redoutaient le grand saut que voulaient leur faire accomplir les hommes, et qui s’achèverait à folle allure, en bas dans la vallée…
       Les billons franchissaient en dernier lieu une cascade gelée de quelque cinquante mètres de hauteur, et rebondissaient plusieurs fois avant de s’immobiliser en tas, les derniers balancés chevauchant la plie. D’en haut, on eût dit un tas d’allumettes tout à coup vidées de leurs boîtes et éparses dans la neige…
     De haut en bas, le couloir était strié de rouge et d’ocre et tout tapissé d’écorce fraîche et de lambeaux d’aubier comme si le sang de tous ces arbres abattus dans la clairière suintait le long des flancs de la montagne et s’écoulait goutte à goutte à travers la forêt enneigée.
       Quand le tas fut suffisant, Jean harnacha la mule et, un par un, tira les billons. L’archaïque attelage se glissait par les étroits chemins de char jusqu’à la scierie des Gaudenays.  C’était une route difficile et dans les lacets du chemin la queue souple des épicéas fouettaient la neige et l’on eût dit que la mule avançait dans un poudroiement de cristaux. Jules Balmaz, le scieur des Gaudenays, se chargea de tout transformer en belles poutres, en madriers, en parquets, en planches d’ébénisterie.
     Et Jean, au printemps, n’eut plus qu’à sortir le grand char pour ramener dans son grenier les beaux matériaux tout saignants de poix et de résine ; il les empila soigneusement en plein courant d’air les faire achever de sécher.



                                               R.FRISON-ROCHE

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