La neige vint cette année-là en novembre, et
les bûcherons en profitèrent pour faire glisser dans la vallée les troncs
ébranchés, écorcés et gluants de poix. Pour se réchauffer, ils allumaient de
grands feux d’écorce et de débris, et les colonnettes de fumée montaient tout droit au dessus des arbres, signalant
leur présence à toute la vallée.
Les billons
dévalaient en trombe, su heurtant avec un bruit clair aussi sec que le froid,
auquel ripostait instantanément l’écho ; au passage, ils arrachaient des
mottes de terre, des pierres, qui cascadaient et rebondissaient, puis
finalement s’immobilisaient dans la neige. La forêt retentissait de cris lents
et scandés par quoi les bûcherons soulignaient leurs efforts. Infatigables, ils
montaient et remontaient le long du raide couloir, décrochant un mélèze
suspendu en équilibre sur un ressaut rocheux, ou redonnant de l’élan à
équilibres billons hésitant au dessus des abîmes comme s’ils redoutaient le
grand saut que voulaient leur faire accomplir les hommes, et qui s’achèverait à
folle allure, en bas dans la vallée…
Les billons franchissaient en dernier lieu une
cascade gelée de quelque cinquante mètres de hauteur, et rebondissaient
plusieurs fois avant de s’immobiliser en tas, les derniers balancés chevauchant
la plie. D’en haut, on eût dit un tas d’allumettes tout à coup vidées de leurs
boîtes et éparses dans la neige…
De haut en bas, le couloir était strié de rouge
et d’ocre et tout tapissé d’écorce fraîche et de lambeaux d’aubier comme si le
sang de tous ces arbres abattus dans la clairière suintait le long des flancs
de la montagne et s’écoulait goutte à goutte à travers la forêt enneigée.
Quand le tas fut suffisant, Jean harnacha la
mule et, un par un, tira les billons. L’archaïque attelage se glissait par les
étroits chemins de char jusqu’à la scierie des Gaudenays. C’était une route difficile et dans les
lacets du chemin la queue souple des épicéas fouettaient la neige et l’on eût
dit que la mule avançait dans un poudroiement de cristaux. Jules Balmaz, le
scieur des Gaudenays, se chargea de tout transformer en belles poutres, en
madriers, en parquets, en planches d’ébénisterie.
Et Jean, au printemps, n’eut plus qu’à sortir
le grand char pour ramener dans son grenier les beaux matériaux tout saignants
de poix et de résine ; il les empila soigneusement en plein courant d’air
les faire achever de sécher.
R.FRISON-ROCHE
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