vendredi 4 mai 2012

LE PAIN DES PAUVRES



      Le pain de Solange ne ressemblait pas au pain de tout le monde. Le pain de tout le monde coûte quatre sous la livre et sort de chez le boulanger. Il serait à croire, tant il est bel et tendre, qu’il le faut appeler d’un autre nom que celui que l’on donne au pain.
     Elle n’avait pas de mal à s’en priver, car il ressemblait à ces gâteaux dans lesquels on a mis du beurre et dont elle savait bien qu’il ne lui était pas permis de faire se nourriture ordinaire.
     Tous les samedis, elle achetait neuf livres de farine. Le sac qui la contenait, elle l’entourait de son tablier, de crainte qu’il ne fût percé. Elle humectait la farine, elle la mêlait d’un peu de levain, elle pétrissait la pâte qu’elle obtenait ainsi.
     Peut-être ne s’y entendait-elle pas aussi bien que le boulanger ; n’importe, elle en formait un bloc qui, revenant du four, la pouvait nourrir pendant toute la semaine.
     Elle ajoutait même à la farine un peu de son, et elle en était très contente. Le son ne donne pas mauvais goût, il est nourrissant puisqu’il sert à engraisser les bêtes ; enfin il a son poids et permet avec neuf livres de farine, d’obtenir un pain, qui donnerait dix livres à la pesée.
     _ Fais attention, mon petit, disait-elle à son fils Charles. On met sa main au-dessus de son morceau de pain quand on mange. Tu vois bien que les miettes vont tomber par terre.
     Et lorsque, comme on dit, il avait eu les yeux plus grands que le ventre et ne pouvait achever la tranche de pain que sa mère lui avait coupée, celle-ci recueillait pieusement le débris que l’enfant n’avait pas mangé et le rangeait avec soin pour qu’il pût le retrouver le jour suivant.
    Vers la fin de la semaine, elle en venait à dire des mots comme n’en disent pas les mères :
    _ Ne te force pas à manger, mon petit garçon !
   Une terreur superstitieuse la prenait parfois. Elle entourait son pain d’une serviette. Elle l’enfermait dans la huche dont elle rabattait le couvercle, puis elle se demandait encore si la huche était bien close.
     Elle craignait beaucoup les souris qui ne sont pas grosses. Elle avait peur des chats qui sont habiles. El eût suffi d’un rien pour quelque bête s’introduisît auprès du pain en son absence et, y mettant la dent, en dévorât le meilleur.
     _ Il est bien noir et bien laid, répétait-elle.
    Elle mangeait un morceau de la croûte : elle avait le goût des pierres. Elle mangeait une poignée de mie : elle avait le goût du sable.
Elle disait alors :
_ Si pourtant on en avait assez !



                                 CH.-L. PHILIPPE

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