Le pain de Solange
ne ressemblait pas au pain de tout le monde. Le pain de tout le monde coûte
quatre sous la livre et sort de chez le boulanger. Il serait à croire, tant il
est bel et tendre, qu’il le faut appeler d’un autre nom que celui que l’on
donne au pain.
Elle n’avait pas de
mal à s’en priver, car il ressemblait à ces gâteaux dans lesquels on a mis du
beurre et dont elle savait bien qu’il ne lui était pas permis de faire se
nourriture ordinaire.
Tous les samedis,
elle achetait neuf livres de farine. Le sac qui la contenait, elle l’entourait
de son tablier, de crainte qu’il ne fût percé. Elle humectait la farine, elle
la mêlait d’un peu de levain, elle pétrissait la pâte qu’elle obtenait ainsi.
Peut-être ne s’y
entendait-elle pas aussi bien que le boulanger ; n’importe, elle en
formait un bloc qui, revenant du four, la pouvait nourrir pendant toute la
semaine.
Elle ajoutait même à
la farine un peu de son, et elle en était très contente. Le son ne donne pas
mauvais goût, il est nourrissant puisqu’il sert à engraisser les bêtes ;
enfin il a son poids et permet avec neuf livres de farine, d’obtenir un pain,
qui donnerait dix livres à la pesée.
_ Fais attention,
mon petit, disait-elle à son fils Charles. On met sa main au-dessus de son
morceau de pain quand on mange. Tu vois bien que les miettes vont tomber par
terre.
Et lorsque, comme on
dit, il avait eu les yeux plus grands que le ventre et ne pouvait achever la
tranche de pain que sa mère lui avait coupée, celle-ci recueillait pieusement
le débris que l’enfant n’avait pas mangé et le rangeait avec soin pour qu’il pût
le retrouver le jour suivant.
Vers la fin de la
semaine, elle en venait à dire des mots comme n’en disent pas les mères :
_ Ne te force pas à
manger, mon petit garçon !
Une terreur
superstitieuse la prenait parfois. Elle entourait son pain d’une serviette. Elle
l’enfermait dans la huche dont elle rabattait le couvercle, puis elle se
demandait encore si la huche était bien close.
Elle craignait
beaucoup les souris qui ne sont pas grosses. Elle avait peur des chats qui sont
habiles. El eût suffi d’un rien pour quelque bête s’introduisît auprès du pain
en son absence et, y mettant la dent, en dévorât le meilleur.
_ Il est bien noir
et bien laid, répétait-elle.
Elle mangeait un
morceau de la croûte : elle avait le goût des pierres. Elle mangeait une
poignée de mie : elle avait le goût du sable.
Elle disait alors :
_ Si pourtant on en
avait assez !
CH.-L. PHILIPPE
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