lundi 30 avril 2012

A l’école voici un siècle




     C’était une salle unique, éclairée par des fenêtres à petits carreaux, que je n’ai jamais vues ouvertes. Point de plancher ni de carrelage ; nos sabots frottaient la terre nue. Des bancs, mais point de tables. Nous écrivons sur des planches de chêne, percés en haut par un petit trou ou passait une ficelle qui les suspendait, la classe finie, à des clous piqués dans le mur. Ma planche, que je regrette bien d’avoir perdue, avait servi à mon père et à ma grand-mère dans cette même école ou nous fûmes tous les trois élèves du même maître, le père Matton, _ nô maître.

     Il était bien vieux, nô maître, lorsque je devins son élève en 1847 ou 1848, je ne sais pas au juste. Sous son bonnet de soie noire, de la chair grise pendait par petits paquets. Il était habile à tailler les plumes d’oie dont nous nous servions, car l’usage des plumes métalliques commençait à peine à se répandre dans les campagnes. Ceux de nous qui possédaient une « plume d’acier » en humiliaient les camarades.

    Longuement, nous écrivons des pages, nous ânonnions des lectures et la table de multiplication, et c’était tout. Nô maître avait des raisons trop bonnes de ne pas duretés : des coups de baguette sur les doigts joints ensemble, ou des séances à genoux, la main droite levée soutenant une brique.

    Mais nous connaissions de bons moments : le père matton, chantre au lutrin, nous quittait quand il y avait messe de mariage ou de mort, et tous les samedis après-midi, _ car on chantait alors les vêpres du samedi. Son chant d’octogénaire semblait l’aboiement, péniblement déclenché, d’un chien très vieux. En son absence, sa fille, mademoiselle Adèle, venait s’asseoir dans la classe, ou elle épluchait sa salade. Elle nous surveillait de l’œil. C’est bien le cas de le dire, car elle n’en avait qu’un. Pour nous faire tenir tranquilles, elle promettait aux plus sages des «  tu-rons », comme on appelle ici la tige des feuilles de salade. Ces turons de mademoiselle Adèle furent les premières récompenses scolaires qui je reçus.

                



                                                           ERNEST LAVISSE

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire