dimanche 29 avril 2012

Le Gué



Ils tombent épuisés, la bataille était rude,
Près d’un fleuve au hasard, sur le dos, sur le flanc,
Ils gisent engourdis par tant de lassitude
Qu’ils sont bien, dans la boue et dans leur propre sang.

Leurs grandes faux sont là, luisantes d’un feu rouge
En plein midi. Le chef est un vieux paysan,
Il veille. Or il croit voir un pli du sol qui bouge…
Les Russes ! Il tressaille et crie : « Allez-vous en ! »

Il les pousse du pied : « HO ! Mes fils, qu’on se lève ! »
Et chacun, se dressant d’un effort fatigué,
Le corps plein de sommeil et l’esprit plein de rêve,
Tâte l’onde et s’y traîne à la faveur d’un gué.

De peur que derrière eux leur trace découverte
N’indique le passage au bourreau qui les suit,
Et qu’ainsi leur salut ne devienne leur perte,
Ils souffrent sans gémir, et se hâtent sans bruit.

Hélas ! Plus d’un s’affaisse et roule à la dérive,
Mais tous, même les morts, ont fui jusqu’au dernier.
Le chef, demeuré seul, songe à quitter la rive.
C’est trop tard ! Une main le retient prisonnier.

«Vieux ! Sais-tu si le fleuve est guéable ou nous sommes ?
Misérable, réponds ; vivre ou mourir, choisi.
_ Il a bien douze pieds _ Voyons », dirent ces hommes,
En le poussant à l’eau sous l’œil noir des fusils.

L’eau ne lui va qu’aux reins, tant la terre est voisine,
Mais il se baisse un peu sous l’onde à chaque pas,
Il plonge lentement jusques à la poitrine,
Car les pâles blessés vont lentement là-bas…

La bouche close, il sent monter à son oreille
Un lugubre murmure, un murmure de flux,
Le front blanc d’une écume à ces cheveux pareils,
Il est sur ses genoux. Rien ne surnage plus.

Du reste de son souffle, il vit une seconde,
Et les fusils couchés se sont relevés droits ;
Alors, ô foi sublime ! Un bras qui sort de l’onde
Ébauche dans l’air vide un grand signe e croix.

J’admirais le soldat qui dans la mort s’élance
Fier, debout, plein du bruit des clairons éclatants !
De quelle race es-tu ? Toi qui, seul, en silence,
Te baisses pour mourir et sais mourir longtemps !

                                       SULLY PRUDHOMME

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