Ils tombent épuisés, la
bataille était rude,
Près d’un fleuve au hasard,
sur le dos, sur le flanc,
Ils gisent engourdis par tant
de lassitude
Qu’ils sont bien, dans la
boue et dans leur propre sang.
Leurs grandes faux sont là,
luisantes d’un feu rouge
En plein midi. Le chef est un
vieux paysan,
Il veille. Or il croit voir
un pli du sol qui bouge…
Les Russes ! Il
tressaille et crie : « Allez-vous en ! »
Il les pousse du
pied : « HO ! Mes fils, qu’on se lève ! »
Et chacun, se dressant d’un
effort fatigué,
Le corps plein de sommeil et
l’esprit plein de rêve,
Tâte l’onde et s’y traîne à
la faveur d’un gué.
De peur que derrière eux leur
trace découverte
N’indique le passage au
bourreau qui les suit,
Et qu’ainsi leur salut ne
devienne leur perte,
Ils souffrent sans gémir, et
se hâtent sans bruit.
Hélas ! Plus d’un
s’affaisse et roule à la dérive,
Mais tous, même les morts,
ont fui jusqu’au dernier.
Le chef, demeuré seul, songe
à quitter la rive.
C’est trop tard ! Une
main le retient prisonnier.
«Vieux ! Sais-tu si le
fleuve est guéable ou nous sommes ?
Misérable, réponds ;
vivre ou mourir, choisi.
_ Il a bien douze pieds _
Voyons », dirent ces hommes,
En le poussant à l’eau sous
l’œil noir des fusils.
L’eau ne lui va qu’aux reins,
tant la terre est voisine,
Mais il se baisse un peu sous
l’onde à chaque pas,
Il plonge lentement jusques à
la poitrine,
Car les pâles blessés vont
lentement là-bas…
La bouche close, il sent
monter à son oreille
Un lugubre murmure, un
murmure de flux,
Le front blanc d’une écume à
ces cheveux pareils,
Il est sur ses genoux. Rien
ne surnage plus.
Du reste de son souffle, il
vit une seconde,
Et les fusils couchés se sont
relevés droits ;
Alors, ô foi sublime !
Un bras qui sort de l’onde
Ébauche dans l’air vide un
grand signe e croix.
J’admirais le soldat qui dans
la mort s’élance
Fier, debout, plein du bruit
des clairons éclatants !
De quelle race es-tu ?
Toi qui, seul, en silence,
Te baisses pour mourir et
sais mourir longtemps !
SULLY PRUDHOMME
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