jeudi 11 février 2010

L'histoire de Messi


L'écrivain Roberto Saviano a rencontré pour L'Express le prodige argentin du FC Barcelone. A quelques heures de la rencontre entre le club catalan et l'Olympique lyonnais, il raconte l'incroyable trajectoire qui a fait d'un gamin malade le nouveau génie du ballon rond.
La rencontre a pour cadre les vestiaires du Camp Nou de Barcelone, un stade gigantesque, le troisième dans le monde. Pourtant, vu des tribunes, Messi n'est qu'une petite tache, incontrôlable et extrêmement rapide. De près, il est maigrelet mais solide, très timide aussi, le visage doux et propre, sans un fil de barbe. Il parle presque en murmurant. Lionel Messi est le plus petit champion de football vivant. « La Puce » est son surnom.
Il a la stature et le corps d'un enfant. Autour de ses 10 ans, il s'est arrêté de grandir. Les jambes des autres s'allongent, leurs mains aussi, leur voix change. Et Leo reste petit. A 11 ans, il mesure 1,40 mètre à peine. Le maillot des Newell's Old Boys, son équipe à Rosario, en Argentine, est trop grand pour lui, qui flotte dans des shorts énormes, dans ses baskets, malgré des lacets serrés. C'est déjà un joueur phénoménal, mais dans le corps d'un petit enfant de 8 ans.
C'est justement à cet âge, lorsqu'il s'agirait de faire grandir un talent, que la croissance de ses bras, de son buste et de ses jambes s'arrête. La fin d'un rêve nourri depuis ses débuts sur un terrain de foot, à 5 ans. Les médecins constatent qu'un traitement est possible, à base d'hormones GH et d'injections quotidiennes à 500 euros chacune. Cher, trop cher pour la famille et trop cher pour le club. Pourtant Lionel continue, avec l'espoir d'être un jour ce qu'il veut vraiment être : un joueur professionnel.
Et Carlos Rexach, directeur sportif de Barcelone, voit Leo sur un terrain. « Il m'a suffi de cinq minutes pour comprendre, dit-il. Ce jeune homme était spécial. » Messi a dans les pieds un talent unique, quelque chose qui va au-delà du football lui-même. Le regarder jouer, c'est comme écouter une musique, comme si les pièces décollées d'une mosaïque revenaient à leur place. Rexach n'a pas la moindre hésitation, il lui faut ce joueur : « N'importe qui qui passait par là l'aurait acheté à prix d'or. »
Le premier contrat est signé sur un napperon de bar - un bout de tissu qui changera la vie de Lionel. A partir de 2000, et pour trois ans, le Barça prend en main la santé de Messi. Mais Lionel doit déménager en Espagne avec toute la famille. Adieu Rosario. Les Messi partent sans papiers, sans travail, fidèles à un contrat conclu au vol sur un napperon et avec l'espoir que dans ce corps d'enfant réside le futur de tous. Le traitement est insupportable, il casse en deux. Tu as toujours la nausée, tu vomis même ton âme. Les muscles, tu les sens éclater à l'intérieur, les os crépitent. Ils s'allongent tous, se dilatent en peu de mois, au lieu d'années. « Je ne pouvais pas me permettre la douleur, dit cependant Messi. Je ne pouvais pas me permettre de la montrer devant mon nouveau club. Je lui devais tout. »
Personne ne sait vraiment combien mesure Lionel Messi aujourd'hui. A peine plus de 1,60 mètre, ou un peu au-dessous - les estimations officielles varient. Toujours, on lui concède quelques centimètres de plus, comme un mérite gagné sur le terrain. Au coup d'envoi, pour trouver « la Puce », il faut baisser les yeux jusqu'aux épaules de ses coéquipiers. A Barcelone, on dit que les stars de la défense du Real Madrid, Roberto Carlos et Fabio Cannavaro, n'ont jamais réussi à voir la tête de Messi parce qu'ils ne parviennent pas à le rattraper. Leo fonce avec ses petits pieds qui semblent des mains, vu la façon dont il en contrôle chaque mouvement. Regarder Messi signifie observer quelque chose qui surpasse le football et coïncide avec la beauté même. Quelque chose de semblable à un élan, presque un frisson de conscience, une épiphanie qui permet au spectateur de ne plus percevoir aucune séparation entre lui et le match auquel il assiste, d'être totalement uni à ce mouvement irrégulier et pourtant harmonieux. En cela, le jeu de Lionel Messi est comparable à la musique d'Arturo Benedetti Michelangeli, aux perspectives de Raphaël, à la trompette de Chet Baker, aux formules mathématiques de la théorie des jeux de John Nash, à tout ce qui s'arrête d'être bruit, matière, couleur, et devient une chose qui appartient à chaque élément et à la vie même
Pendant un match contre le Real Madrid, le beau grondement « Messi, Messi, Messi, Messi » reçoit un « a » supplémentaire, et le voilà pour toujours « le Messie ». Cet autre surnom, « la Puce » l'a conquis par la grâce de ses percées, par la stupeur presque mystique que suscite son jeu. Cela semble impossible, mais Messi a en tête les actions de son divin prédécesseur, Maradona. Le but du siècle, le chef-d'oeuvre de Diego Armando, le 22 juin 1986 à Mexico, Lionel l'a répété à l'identique le 18 avril 2007, à Barcelone. Tout le monde croyait l'action unique. Il n'en fut pas ainsi. Et la presse inventa aussitôt le surnom « Messidona ». La raison pour laquelle je suis venu à Barcelone le rencontrer a son origine propre dans ce morceau de mon histoire : avoir grandi à Naples dans le mythe de Diego Armando Maradona. Aujourd'hui, je me demande quelle merveille et quel vertige ce serait de voir jouer Messi au stade de San Paolo [Naples], lui de qui Maradona dit : « Voir jouer Messi, c'est mieux que le sexe » - et Diego est un expert dans les deux choses...
Lionel Messi n'a pas accepté de me rencontrer parce que je suis écrivain, ou je ne sais pour quelle autre raison, mais parce qu'on lui a dit que je venais de Naples. Naples, pour Messi et pour beaucoup de supporters de Barcelone, est une place sacrée du football. C'est le lieu de la consécration du talent, la ville où le dieu du ballon a joué ses plus belles années, d'où il est parti à la conquête des grandes équipes, à la conquête du monde. Messi comme Maradona : physiques minuscules, quartiers pauvres, même tête, même rage, avec la flamme à l'intérieur. Théoriquement, ils avaient tout ce dont on a besoin pour se tromper, tout pour perdre, tout pour ne plaire à personne et pour ne pas jouer. Mais les choses furent différentes.
Et l'histoire de « la Puce », sous nombre d'aspects, est encore plus extraordinaire. Elle ressemble à la légende du bourdon : le bourdon ne devrait jamais voler, car le poids de son corps est trop lourd pour ses ailes. Mais le bourdon ne le sait pas et il vole. Messi, avec son petit corps, ses petits pieds, ses petites jambes, son petit buste, ne devrait pas jouer dans le football moderne, tout en muscles, masse et puissance. Seulement, Messi ne le sait pas. Et c'est pour ça qu'il est le plus grand de tous.

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