jeudi 18 février 2010

L'Inde, pays des filles disparues


Selon une nouvelle étude, 10 millions de filles « manqueraient à l’appel » en Inde.

Les résultats d’une nouvelle étude, selon laquelle l’Inde aurait été privée de 10 millions de filles depuis 1985 en raison des avortements sélectifs subis par les femmes enceintes d’une fille, ont ravivé une controverse latente.

Le docteur Prabhat Jha, coauteur de l’étude et directeur du Centre for Global Health Research affilié à l’hôpital St. Michael et à l’Université de Toronto, au Canada, affirme que ces nouveaux chiffres font ressortir la nécessité d’adopter un ensemble de politiques sociales visant à contrer la préférence culturelle de longue date pour les garçons et à mettre fin à ce déséquilibre entre les sexes potentiellement désastreux pour l’avenir de l’Inde.

« Il faudra trouver de nouveaux moyens de soutenir les femmes qui veulent avoir des enfants et les encourager à estimer qu’il est acceptable de ne donner naissance qu’à des filles », explique le docteur Jha, dont la recherche dans le domaine de la mortalité prématurée est en partie financée par l’Initiative de recherche en santé mondiale (IRSM), une initiative concertée lancée par le Centre de recherches pour le développement international (CRDI), l’Agence canadienne de développement international (ACDI), Santé Canada et les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC). « On pourrait par exemple verser des sommes en espèces aux familles qui comptent une fille ou deux et aucun garçon. On commence, à l’heure actuelle, à mettre de telles mesures en place à petite échelle en différents endroits. »

Préoccupation à long terme
On reconnaît depuis un certain temps déjà que le déséquilibre entre les sexes à la naissance est alarmant en Inde, et on attribue le phénomène surtout au recours à l’échographie (pour informer les parents du sexe de l’enfant à naître). Le CRDI se penche sur ce problème, non seulement en appuyant les travaux du docteur Jha, mais également par l’entremise du personnel de son programme Droits des femmes et participation citoyenne, qui collabore avec ActionAid India, une organisation non gouvernementale indienne. À l’oeuvre dans cinq États différents, les chercheurs tentent en effet de comprendre les processus sociaux, culturels, économiques et politiques – tant formels qu’informels – qui incitent les Indiens à préférer avoir des garçons. De grandes universités et des organisations de femmes participent également aux travaux.

Ce phénomène de « surmasculinité » est une préoccupation qui perdure pour le gouvernement de l'Inde. En 1994, il est devenu illégal de pratiquer les avortements demandés en raison du sexe du bébé. Depuis, les médecins qui informent les parents que l’enfant à naître est une fille afin de leur permettre d’interrompre la grossesse s’exposent à des amendes, à des peines d’emprisonnement et à la suspension de leur permis d’exercice.

La nouvelle étude révèle toutefois que la loi de 1994 est fréquemment contournée ou n’est simplement pas appliquée. Sous la direction du docteur Jha et de son chercheur principal adjoint, le docteur Rajesh Kumar, professeur au Post-Graduate Institute of Medical Education and Research de Chandigarh, en Inde, l’équipe de chercheurs a examiné les données tirées d’une enquête spéciale sur la fécondité et la mortalité commandée par le gouvernement indien, qui a porté sur les naissances survenues en 1997. L’analyse des données de cette imposante enquête (menée auprès de 1,1 million de ménages indiens) a révélé que, trois ans après l’interdiction d’utiliser l'échographie pour déterminer le sexe du foetus, il y avait tout de même un demi-million de filles qui n'étaient pas nées cette année-là en Inde. Cette révélation a retenu l’attention des médias dans le monde entier.

En janvier 2006, dans un article traitant des résultats de leurs travaux publié dans la revue médicale The Lancet, les chercheurs signalaient que la meilleure preuve de la pression culturelle qui s’exerce pour avoir au moins un garçon était la baisse du nombre de naissances de filles dans les familles dont les enfants précédents étaient des filles. Ainsi, la proportion des sexes dans le cas d’une deuxième naissance à survenir dans une famille comptant déjà une fille était de 759 filles pour 1 000 garçons. Et l’écart se creusait encore davantage, soit à 719 filles pour 1 000 garçons, dans le cas d’une troisième naissance dans une famille comptant déjà deux filles.

Cette proportion contraste avec celle – à peu près équilibrée – relevée dans les familles indiennes qui avaient déjà des garçons. Elle ne correspond pas non plus à la norme observée dans la plupart des pays du monde, où le nombre de femmes est légèrement supérieur au nombre d’hommes. De nombreux facteurs (par exemple les changements hormonaux, l’exposition à l’hépatite B et même la profession du père) ont été avancés pour tenter d’expliquer pourquoi la proportion des sexes en Inde est si différente de celle qu’on retrouve dans les autres pays. Toutefois, le docteur Jha soutient que ces facteurs ne suffisent pas à expliquer un écart aussi prononcé, seul le mauvais usage fait de la technologie médicale semblant s’imposer comme explication plausible. En extrapolant, et en appliquant le chiffre moyen obtenu pour 1997 à toute la période allant de 1985 (moment où l'échographie est devenue accessible) à 2005, le docteur Jha et ses collègues ont établi que, pour ces deux décennies, quelque 10 millions de bébés filles « manquaient à l’appel ».

Ambitieux programme de recherche en santé


Les travaux du docteur Jha pour percer le mystère du déficit de bébés filles s’inscrivent dans un ambitieux programme de recherche visant à utiliser les enquêtes d’envergure sur la santé menées en Inde afin de déterminer comment les attitudes culturelles et différents autres paramètres sociaux et démographiques influent sur la santé maternelle et infantile en général. Grâce au financement de l’IRSM, le docteur Jha a étudié la vaccination et ses incidences, en vue de mettre en lumière le contexte plus global qui détermine la survie des enfants et de documenter les causes des deux millions de décès d'enfants enregistrés chaque année en Inde. D’après certaines hypothèses, le taux élevé de mortalité infantile pourrait être en partie dû au fait que les parents, préférant les garçons, négligent de faire vacciner leurs filles. C’est cet intérêt pour les effets que cette préférence pour les garçons exerce sur la santé qui a incité le docteur Jha à se pencher sur le déséquilibre entre les sexes constaté dans des analyses antérieures des données de recensement.

Cette pléiade de questions est soudainement devenue plus facile à étudier lorsque le ministère des Affaires intérieures a lancé une campagne visant à recueillir des données sur la santé auprès de vastes échantillons de population. L’analyse des données sur la fécondité de 1997 (données assemblées en 1998), par exemple, fait partie de l’enquête ayant porté sur un million de décès en Inde, à savoir la One Million Death Study, soit la plus vaste enquête sur la santé fondée sur des données recueillies auprès des ménages jamais réalisée dans le monde. Cette enquête, reposant sur le suivi de 6,3 millions de personnes réparties dans un million de ménages entre 1998 et 2003, a ensuite été élargie pour tenir compte d’un échantillon de 7,6 millions de personnes réparties au sein de 1,3 million de ménages au cours de la seconde phase menée de 2004 à 2014.

Les données sont recueillies auprès des ménages par des « milliers d'enquêteurs qui rencontrent personnellement chacun des chefs de ménage, puis mettent l’information à jour tous les six mois, explique le docteur Jha. Lorsque des membres de la famille décèdent, on effectue des ‘autopsies verbales’ afin de déterminer la cause du décès. Cet exercice permet d’obtenir des données très révélatrices sur le mode de vie des gens et la façon dont ils meurent, et sur les liens entre les deux », poursuit le docteur Jha.

Données démographiques essentielles
La collecte de données sur la santé « s’apparente à la construction d’une caserne de pompiers : personne ne veut payer, mais tout le monde veut pouvoir en profiter en cas de besoin », affirme le docteur Jha. Le chercheur aimerait bien que les choses changent. Selon lui, la démarche adoptée par l’Inde pour recueillir des données sur la santé devrait servir de modèle aux autres pays et aux organismes de financement internationaux.

« Il est tout à l’honneur du gouvernement de l'Inde d’avoir instauré ce système et rendu l’information accessible, dit-il. Je crois même que la communauté internationale pourrait s'en servir pour orienter ses investissements. Le but visé, en effet, est de produire des données statistiques indépendantes sur la mortalité et la morbidité à long terme. En conséquence, l’utilisateur [des données] ne doit pas être celui qui les produit. D’ailleurs, existerait-il un seul pays – le Canada par exemple – où l’on confierait aux médecins l’évaluation de leurs propres résultats ? »

Le docteur Jha et son équipe comptent utiliser ces données sur la santé recueillies auprès de vastes échantillons de populations représentatives des différentes régions du pays pour cibler les problématiques les plus pressantes en Inde en ce qui a trait à la santé des enfants. Les taux de mortalité infantile varient énormément selon les régions, et l’établissement d’une corrélation entre les caractéristiques des ménages et les décès devrait permettre de déterminer les conditions précises qui contribuent le plus au décès des enfants. La mortalité néonatale – soit durant le premier mois de vie – exige, pour sa part, une étude particulièrement détaillée, puisque quelque 40 à 50 % de tous les cas de mortalité infantile lui sont attribuables.

Le docteur Jha mentionne que, d’après les résultats préliminaires des travaux de recherche qu'il a effectués avec son équipe, la vaccination pourrait jouer un rôle clé pour faire chuter le taux de mortalité. « Il ressort de nos travaux préliminaires qu’environ la moitié des décès d’enfants non vaccinés auraient pu être évités. »

Le paradoxe des classes
L’analyse des données sur la santé débouche parfois sur des résultats inattendus. Ainsi, l’une des conclusions les plus étonnantes de l’étude est que ce sont surtout les mères les plus instruites qui optent pour l’avortement lorsqu’elles sont porteuses d’un foetus de sexe féminin. Parmi les femmes comptant au moins 10 années d’étude, la proportion des sexes dans le cas des deuxième et troisième enfants s’établissait à 683 filles pour 1 000 garçons, tandis que cette proportion était de 869 pour 1 000 dans le cas des mères analphabètes. Par contre, la religion n’avait pas d’incidence.

« En matière de santé, la plupart du temps, la situation des pauvres est généralement pire que celle des riches, mais dans ce cas-ci, c’est le contraire, fait remarquer le docteur Jha. Il faut des recherches plus poussées, bien entendu, mais je crois que cela est sans doute lié au fait que la classe aisée a plus facilement accès à l'échographie. Je crois également que le facteur culturel a une plus grande influence dans la classe aisée, qui veut des garçons afin de perpétuer le nom. »

Cette discrimination à l’endroit des femmes existe depuis longtemps et s’est manifestée de différentes manières. Par exemple, comme le souligne M. Shiresh Seth, de l’hôpital Breach Candy de Mumbai, dans un article complémentaire paru dans The Lancet, cette préférence pour les garçons a donné lieu, par le passé, à l’infanticide des filles, c’est-à-dire le meurtre à la naissance des bébés de sexe féminin. Certains observateurs croient par ailleurs que les politiques démographiques en vigueur dans certaines parties de l’Inde ont ouvert la voie à la pratique courante de l'avortement sélectif. Pour sa part, M. Mohan Rao, de l’Université Jawaharlal Nehru de New Delhi, estime que, dans les États où la politique des « deux enfants par famille » s’appuie sur des mesures coercitives (comme la suppression des prestations sociales ou des possibilités d’emploi), les parents qui tiennent à avoir au moins un garçon sont encore plus enclins à opter pour l’avortement lorsque le foetus est de sexe féminin.

Profonds changements sociaux

Les incidences à long terme du déséquilibre entre les sexes en Inde sont certes difficiles à prévoir, mais le docteur Jha fait remarquer que les enfants nés au début de la période où l'échographie est devenue accessible ont déjà atteint l’âge adulte et que de profonds changements sociaux ont commencé à se produire. On signale par exemple que, dans certains villages du pays, beaucoup d’hommes ne peuvent trouver d’épouse et qu'en d'autres endroits, la polyandrie (le fait pour une femme d'avoir simultanément plusieurs maris) est devenue pratique courante. Le docteur Jha estime qu’il faut craindre les conséquences sur la santé publique de la chute du nombre de femmes, mais qu’il est impossible à l’heure actuelle de préciser ce qu’elles seront.

Le chercheur croit que, pour rééquilibrer le profil démographique de l’Inde et éviter les problèmes liés à la tendance actuelle, des efforts devront être déployés sur plusieurs fronts. Premièrement, dit-il, il faudra mieux surveiller l’utilisation de l'échographie et appliquer plus strictement la loi en vigueur. Il faudra également lancer des campagnes de sensibilisation ciblant les familles instruites de la classe moyenne supérieure et, plus particulièrement, les familles ayant déjà une fille ou deux, qui pourraient se sentir « obligées » d’avoir un fils. L’adoption de mesures incitatives (comme le versement de sommes en espèces aux familles qui n’ont que des filles) pourrait constituer un autre moyen de contrer cette préférence pour les garçons.

Les incidences de cette préférence sur le profil démographique de l’Inde sont déjà statistiquement quantifiables, et les conséquences sociales à long terme sont de plus en plus préoccupantes. Le docteur Jha est convaincu qu’« étant donné l’importance de l’écart en nombres absolus, il est fort probable que les répercussions seront profondes ».

Mise à jour : de récents rapports en provenance de l’Inde témoignent du renforcement de la volonté politique d'empêcher l’utilisation de l'échographie en vue de déterminer le sexe et de permettre l'avortement sélectif. Dans l’État de Haryana, dans le nord de l’Inde, un médecin et son assistant ont été condamnés à deux ans de prison après qu’on eut découvert que leur clinique offrait des tests – illégaux – visant à déterminer le sexe du foetus. Il s’agit des premières condamnations en Inde en vertu de la loi adoptée en 1994.

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