vendredi 6 juillet 2012

TRAVAIL A LA VEILLEE



    Ma mère gagnait aussi de l’argent en cousant à la machine. Elle faisait des chemises et des blouses pour les hommes de la campagne. C’était son travail de la veillée, car le jour était pris par tant de tâches.
   Elle avait commencé, toute jeune mariée, par ourler des mouchoirs : sa chaise près de l’âtre, elle s’éclairait avec des «résines », petites bûches pétillantes qui de loin éclairaient mal et de près éclaboussaient le linge. Puis était venue la chandelle de suif, et le « chaneuil », lampe romaine à la mèche charbonneuse ; puis la bougie, progrès contemporain de mon enfance, mais qui coûtait cher ; puis le petite lampe à essence, qui filait quand on montait la flamme ; puis la grosse lampe à huile, dont l’éclat mourait dès qu’on oubliait de tourner la pompe…
    Au temps de la suspension à pétrole, ma mère eut une machine à coudre. On venait des environs voir cette merveille. Ce fut un nouvel instrument de supplice, car le travail du soir s’en accrut.
Ma pauvre mère, harassée des tâches du jour, s’endormait dès qu’elle était assise à son ouvrage, et nous la regardions avec un sourire attristé quand soudain elle s’immobilisait, la main en l’air, son aiguille cherchant l’étoffe dans le vide. Elle s’éveillait, poussait un soupir, s’en voulant à elle-même de sa lassitude, et s’assoupissait encore, pour ne se réveiller vraiment et travailler à plein que nous dormions tous.
   S’il y avait un enfant au bureau, il ne manquait pas de pleurer juste au moment où l’ouvrage marchait bien, et il fallait s’interrompre pour le lever, le bercer, le rendormir. J’ai été à mon tour ce petit tyran impitoyable qui enlevait à ma mère ce qu’elle avait de plus sacré, les heures du travail payé.
    Ma mère m’a laissé le berceau où nous avons tous dormi, où elle avait dormi elle-même, taillé pour elle dans le chêne par son grand-père menuisier. Il porte des trous où l’on passait la sangle qui tient le petit emmailloté. A l’un des ces trous, ma mère avait fixé une ganse qu’elle attachait d’autre part à sa cheville. Et ainsi, tandis qu’elle travaillait, elle pouvait, balançant doucement une jambe croisée sur l’autre, bercer l’enfant sans s’interrompre de coudre.
    La ganse sacrée pend encore au rebord du berceau où, de son pied diligent, ma mère nous endormait en gagnant notre pain.


                                                           J. MAROUZEAU
                                                    Une enfance ( Bourrelier, édit).

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