Ma mère
gagnait aussi de l’argent en cousant à la machine. Elle faisait des chemises et
des blouses pour les hommes de la campagne. C’était son travail de la veillée,
car le jour était pris par tant de tâches.
Elle avait
commencé, toute jeune mariée, par ourler des mouchoirs : sa chaise près de
l’âtre, elle s’éclairait avec des «résines », petites bûches pétillantes
qui de loin éclairaient mal et de près éclaboussaient le linge. Puis était
venue la chandelle de suif, et le « chaneuil », lampe romaine à la
mèche charbonneuse ; puis la bougie, progrès contemporain de mon enfance,
mais qui coûtait cher ; puis le petite lampe à essence, qui filait quand
on montait la flamme ; puis la grosse lampe à huile, dont l’éclat mourait
dès qu’on oubliait de tourner la pompe…
Au temps de
la suspension à pétrole, ma mère eut une machine à coudre. On venait des
environs voir cette merveille. Ce fut un nouvel instrument de supplice, car le
travail du soir s’en accrut.
Ma pauvre
mère, harassée des tâches du jour, s’endormait dès qu’elle était assise à son
ouvrage, et nous la regardions avec un sourire attristé quand soudain elle s’immobilisait, la
main en l’air, son aiguille cherchant l’étoffe dans le vide. Elle s’éveillait,
poussait un soupir, s’en voulant à elle-même de sa lassitude, et s’assoupissait
encore, pour ne se réveiller vraiment et travailler à plein que nous dormions
tous.
S’il y avait
un enfant au bureau, il ne manquait pas de pleurer juste au moment où l’ouvrage
marchait bien, et il fallait s’interrompre pour le lever, le bercer, le
rendormir. J’ai été à mon tour ce petit tyran impitoyable qui enlevait à ma
mère ce qu’elle avait de plus sacré, les heures du travail payé.
Ma mère m’a
laissé le berceau où nous avons tous dormi, où elle avait dormi elle-même,
taillé pour elle dans le chêne par son grand-père menuisier. Il porte des trous
où l’on passait la sangle qui tient le petit emmailloté. A l’un des ces trous,
ma mère avait fixé une ganse qu’elle attachait d’autre part à sa cheville. Et ainsi,
tandis qu’elle travaillait, elle pouvait, balançant doucement une jambe croisée
sur l’autre, bercer l’enfant sans s’interrompre de coudre.
La ganse sacrée pend encore au rebord du
berceau où, de son pied diligent, ma mère nous endormait en gagnant notre pain.
J. MAROUZEAU
Une enfance ( Bourrelier, édit).
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