samedi 7 juillet 2012

Le diagnostic du médecin



     Antoine ne vit d’abord rien d’autre que la lampe puis il distingue le lit qu’une femme éclairait, et sur lequel plusieurs ombres étaient penchées. Antoine s’avança vers le lit. Un homme jeune, courbé en deux et qui avait encore son chapeau sur la tête, lacérait avec des ciseaux les vêtements ensanglantés de la petite victime. Une vieille, à genoux, aidait le médecin.
« Elle vit ? » demanda Antoine. Le docteur se retourna. L’aperçut, hésita, s’essuya le front et répondit enfin, sans conviction : « Oui… »
«  J’étais avec M. Chasle quand on est venu le chercher, expliqua   Antoine, et j’ai apporté de quoi donner les premiers soins. Docteur Thibault, ajouta-t-il à mi-voix, chef de clinique aux enfants Malades. »
Le médecin s’était levé, il fit un mouvement pour céder la place.
«  Faites, faites, dit aussitôt Antoine reculant d’un pas. Le pouls ?
__ Presque incomptable, répondit l’autre, qui reprit hâtivement sa besogne.
__ Le mieux serait de téléphoner à un poste d’ambulance.
__ Non, fit la grande mère d’une voix nette.
__ Mais pourquoi, Madame ? Insista Antoine.
__ C’est notre goût ! » Dit-elle rudement.
    Antoine mordait sa lèvre et, tout en envisageant l’opportunité  d’une discussion. Il retirait déjà sa veste et roulait ses manches de chemise au-dessus des coudes ; puis il vint s’agenouiller au bord du lit.
     Avec le concours de docteur, il acheva de démailloter le corps de la fillette. Le triporteur avait dû renverser l’enfant avec une violence extrême, car elle était couverte d’ecchymoses, et une trainée sombre rayait la cuisse en biais depuis la hanche jusqu’au genou. «  C’est la droite », précisa le confrère. En effet le pied droit était tordu, tourné en dedans et la jambe souillée de sang, paraissait déformée et plus courte.
«  Fracture du fémur ? » hasarda le médecin.
    Antoine ne répondit pas. Il réfléchissait. «  Elle est trop choquée, songea-t-il, il y a sûrement autre chose. Autre chose, mais quoi ? » Il tâta la rotule ; puis ses doigts remontèrent lentement le long de la cuisse, et, tout à coup, par une plaie imperceptible qui se trouvait sur la face interne de la jambe, un jet de sang gicla.
« Ah ! Fit-il.
__ La fémorale », s’écria l’autre.
Antoine s’était levé précipitamment. «  Un chirurgien ? se demanda-t-il, non, elle n’arriverait pas vivante à l’hôpital. Alors qui ? Moi ? Pourquoi non ? Et que faire d’autre ? »
« Vous allez essayer de lier ? », questionna l’autre.
       Mais Antoine ne pensait pas à lui répondre. «  Bien sûr, songea-t-il, et sans attendre une seconde. Peut-être est ce déjà trop tard lier. Avec quoi ? Un tissu élastique ? Ah, je l’ai ! »
En un clin d’œil, il se débarrassa de son gilet, détacha ses bretelles, les rompit d’un coup sec et s’agenouillant de nouveau en fit un garrot qu’il noua serra à la naissance de la cuisse.
« Bon. Deux minutes pour souffler », dit-il en se relevant. La sueur coulait le long de ses joues. Il sentit tous les yeux fixés sur lui.
«  Elle est perdue si on ne l’opère pas sur-le-champ, articula-t-il d’une voix brève. Essayons. »

                                   ROGER MARTIN DU GARD

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