« Il n’a rien mangé depuis son déjeuner hier. »
Cette phrase prononcée dans un soupir suffit pour me
réveiller. Une pénombre dense remplissait notre chambre.
Ma mère chuchotait… J’essayai de bouger, le tambour qui
battait dans mon crâne redoubla d’ardeur…
Une douleur sourde se propagea dans mes os et me tira un
gémissement.
Ma mère s’approcha à pas furtifs de mon lit, se pencha
légèrement sur moi et resta dans cette attitude un long moment, si silencieuse
qu’elle ne semblait pas respirer. Elle formait devant mes yeux une masse noire
aux contours pelucheux. Je m’attendais à la voir s’effilocher et se dissoudre à
l’exemple de ces fantômes qui me visitaient par mes nuits d’insomnie.
__ Elle finit par soupirer et recula d’un pas.
__ Je suis éveillé, lui dis-je, mais j’ai mal.
__ Cela va mieux puisque tu me parles.
__ C’est le soir, répondit ma mère ; je n’ai pas voulu
allumer la lampe pour ne pas gêner ton sommeil. Tu as eu la fièvre toute la
nuit dernière et toute la matinée. Mes yeux n’ont cessé de couler. Hélas !
Mes larmes ne peuvent soulager ta souffrance.
__ J’ai faim.
__ Voilà une bonne nouvelle… Je vais te chercher un bol de
bouillon.
Elle me quitta un moment. Le bol de bouillon qu’elle m’apporta
resta sur mes genoux quelques minutes. Rien que l’odeur de la nourriture me
soulevait le cœur. Ma mère m’exhorta en vain à y goûter. La pièce roula,
tangua, fut emportée à travers l’espace, tournant sur elle-même. Ma mère eut
juste le temps de rattraper le bol qui commençait à se répandre sur les
couvertures et m’allongea avec d’infinies précautions. Les battements de
tambour sous mon crâne s’exaspéraient…
Mon père s’annonça à la porte d’entrée de la maison… Il vint
se pencher sur moi. Ses orbites creusaient deux trous noirs dans mon visage qui
me parut pâle et fatigué. Il me toucha doucement le front, hocha la tête et me
tourna le dos sans rien dire.
Ma mère disposa la petite table pour le dîner. Ce fut, je
crois, le dîner le plus triste de leur vie.
De mon lit, j’apercevais le plat de faïence brune. Je n’arrivais
pas à identifier la nourriture qui s’y trouvait. Je savais qu’il y avait une
sauce au safran, des légumes et de la viande… Mon père et ma mère, chacun abîmé
dans ses pensées, ne mangeaient pas, ne parlaient pas.
Le chat de Zineb surgit de l’invisible, s’avança à pas feutrés
de la table, regarda les formes immobiles des deux convives et miaula d’étonnement.
Il miaula timidement, d’une voix plaintive, serrant sa queue entre ses pattes
de derrière et rentrant son cou dans ses épaules. Son miaulement s’étouffa dans
l’atmosphère comme dans un tampon de coton. La frayeur s’empara de luit. Il écarquilla
ses yeux jaunes, rabattit ses oreilles en arrière, cracha un horrible juron et
s’en alla tous poils dehors.
Mes parents n’avaient pas remué le petit doigt, n’avaient
pas ouvert la bouche. Une angoisse de fin du monde s’appesantit sur toutes
choses. Je fondis en sanglots. Mon mère se secoua de sa torpeur et me demanda :
__ Où as-tu mal, mon enfant ?
Tout hoquetant, je lui répondis :
__ Je n’ai pas mal, mais pourquoi ne parlez-vous pas ?
__ Nous n’avons rien à dire. Repose-toi et ne pleure plus…
AHMED SEFRIOUI
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