mercredi 25 janvier 2012

Les modèles et le statut de la femme canadienne



Pour qui vit de l'intérieur les transformations sociales que connaît le Canada français, il est évident qu'il s'y produit de profondes modifications en ce qui concerne le statut de la femme. Les modèles de la femme canadienne-française avaient été, auparavant, la mère, la religieuse et l'institutrice. C'était donc dans la famille, l'éduca­tion de la jeunesse et les oeuvres de bienfaisance qu'elle trouvait ses champs d'activité exclusifs et que se définissaient ses rôles. Elle n'avait part ni à la vie économique, ni à l'action politique du pays. On disait couramment que « la politique était une histoire d'hommes » et que les femmes « ne comprenaient rien aux affaires » ; ce sont là des expressions qui vivent encore dans notre folklore.



Depuis le début du siècle, cependant, une profonde évolution s'est mani­festée dans le statut de la situation de la femme canadienne-française. Mais aucune étude n'a encore cherché à donner une vision de ce processus en quelque sorte à travers les yeux de ceux qui le vivent, c'est-à-dire en analysant si et comment les changements sont perçus par les femmes elles-mêmes, quelles réactions ils provoquent chez les hommes, quelles nouvelles attitudes communes ou différentes s'élaborent. S'il est vrai que la femme participe davantage à l'activité économique ou politique du pays, peut-on dire que l'ensemble de la société canadienne-française en a pris conscience ? Cette con­science serait-elle plus vive dans certaines couches horizontales ou certaines sections verticales de la population ? Quelle signification attribue-t-on à ce changement et comment le juge-t-on ?

Il est très probable qu'on n'observerait ni le même état de conscience, ni les mêmes attitudes dans les différents groupes et les différentes catégories de la population. Tout d'abord, les changements n'ont touché que certains sec­teurs de la société, par exemple le secteur urbain plus que le secteur rural, certaines régions plus que d'autres. De plus, même dans une ville comme Montréal, toutes les couches de la société ne sont pas prêtes à réagir de la même façon à un changement de cette nature ; chacune l'assimile en fonction d'un contexte socio-culturel qui lui est propre. Le statut et les rôles de la femme ayant été définis avec des nuances différentes chez les ouvriers et les membres des professions libérales, les changements ne seront pas interprétés de la même façon.

Ce sont là autant de questions auxquelles nous n'aurons pas de réponse à donner, aussi longtemps qu'une étude en profondeur, du genre de celle qui a été entreprise, par exemple, en France par le Groupe d'ethnologie sociale, n'aura pas été faite chez nous. Seule une telle étude permettrait de compren­dre, par l'intérieur, les changements en cours, d'en saisir la signification et d'en prévoir peut-être les orientations futures.
Dans l'attente de cette recherche, nous ne pouvons, pour le moment, que décrire le contexte dans lequel elle se déroulerait, c'est-à-dire formuler cer­taines hypothèses sur la base des renseignements objectifs que nous possédons déjà ou des simples impressions qui tiennent encore lieu de conclusions. Nous présenterons donc quelques brèves observations, qui permettront de saisir certains traits de l'évolution actuelle, en particulier dans trois secteurs : le travail professionnel de la femme canadienne-française, sa participation à la vie politique et le statut de la mère dans la famille moderne.












L'aspect sous lequel le changement est le plus frappant, du moins à première vue, est la part grandissante de la femme dans la population active. Quelques chiffres aideront à préciser ce phénomène. Au recensement de 1901, le pourcentage de la population féminine de dix ans et plus qui exerçait une activité dans la province de Québec (province française du Canada) s'élevait à 15% - ce qui représentait un peu plus du dixième de l'ensemble de la main-d'œuvre de la province. Cette proportion était à peu près la même pour l'en­semble du Canada, Depuis ce temps, le pourcentage de la population féminine de quatorze ans et plus qui exerce une activité n'a cessé de s'accroître de façon constante, pour s'élever à 28% à la fin de l'année 1960 - soit plus du quart de l'ensemble de la main-d'œuvre du Québec , tandis que le nombre de femmes mariées employées dans les industries non agricoles du Canada a presque triplé de 1946 à 1959.

C'est dire qu'au début du siècle les femmes ne travaillaient que dans les cas de nécessité (veuvage, séparation, maladie du chef de famille, célibat). De façon assez générale, quoique peut-être plus encore dans les familles « bourgeoises » en parti­culier, les normes sociales dominantes ne permet­taient pas qu'une jeune fille travaillât « en attendant de se marier » ou qu'une mère de famille songeât à s'embaucher sans raisons financières impérieuses. On doit constater que la mentalité a très fortement changé sur cette question. L'évolution a été si marquée, particulièrement en ce qui concerne la jeune fille, que, dans toutes les couches de la société canadienne-française, on considère comme normal qu'elle travaille, au moins jusqu'à son mariage. La jeune fille ne confectionne plus de ses mains son trousseau de mariage elle le gagne par son travail.
L'habitude se répand aussi, pour la jeune femme, de continuer à travailler après son mariage, jusqu'à ce qu'elle ait un ou deux enfants. Cette habitude s'observe surtout aux États-Unis d'Amérique et chez les Canadiennes anglaises. Elle se répand cependant beaucoup plus lentement chez les femmes canadiennes-françaises. Un fait est très frappant à cet égard. Au recensement de 1951, la province de Québec venait en huitième position parmi les dix provinces canadiennes pour la proportion de femmes mariées occupant un emploi rémunéré, alors qu'elle était en deuxième position pour la proportion des femmes dans l'ensemble de la main-d'œuvre. C'est dire que, dans la province de Québec, le nombre de femmes qui travaillent est élevé par rapport au reste du Canada, mais qu'il s'agit, pour la très grande majorité, de jeunes filles. Ce qui amenait les auteurs d'une étude sur le travail de la femme canadienne, publiée par le Ministère du travail du Canada, à conclure en ces termes : « Il est à remarquer que, dans les provinces où une proportion élevée de l'ensemble des femmes travaillent, la proportion des femmes mariées en emploi est également susceptible d'être élevée. Il n'y a pas de doute que la disponibilité d'emploi joue ici un rôle important. Le Québec est l'exception frappante à cette règle générale. C'est une province hautement industrialisée, et une proportion de femmes plus élevée que pour l'ensemble du Canada y travaillent ; cependant, la proportion des femmes mariées en emploi hors du foyer est bien au-dessous de la moyenne nationale. Ce fait résulte des traditions sociales et culturelles de la province » .

Ce sont précisément ces « traditions sociales et culturelles » qu'il faudrait pouvoir expliciter, puisqu'on leur attribue une telle importance dans l'explica­tion du comportement « exceptionnel » des femmes québécoises. Que recouvre exactement cette expression ? Seule une étude détaillée des attitudes du milieu canadien-français à l'endroit du travail féminin permettrait d'appor­ter plus de contenu à cette explication trop vague.
Nous pouvons cependant ajouter que certains points de repère nous sont déjà fournis. Une étude faite récemment par le Ministère canadien du travail portant sur un échantillon de femmes mariées qui occupaient un emploi rémunéré, dans huit villes du Canada, a révélé que la femme québécoise qui continuait de travailler après son mariage tendait à se retirer de la population active lorsqu'elle avait des enfants, à moins d'être le seul ou le principal gagne-pain de la famille. Une plus forte proportion de femmes mariées canadiennes-anglaises gardent leur emploi lorsqu'elles ont de jeunes enfants ou reviennent travailler lorsque leurs enfants ont atteint l'âge scolaire . D'autre part, on a constaté, dans la même étude, que le motif le plus fréquem­ment invoqué par les femmes pour expliquer leur travail était le besoin économique. Cependant, les auteurs observent : « Le motif de beaucoup le plus courant pour expliquer le travail des femmes hors du foyer - surtout des femmes ayant des enfants - consiste dans le désir de hausser le niveau de vie familial. Dans quelques cas, la contribution de la femme change sensiblement les choses, doublant presque le revenu familial ; mais, dans le cas d'un grand nombre de familles, les gains de la femme permettent de se procurer du « superflu », dont autrement on se serait passé » Les auteurs considèrent comme assez caractéristique cette réponse de l'une des femmes interviewées : « L'argent supplémentaire constitue toute la différence entre l'obligation de ménager et la liberté de s'accorder quelque superflu ».
Nous touchons ici un intéressant problème de valeur. Il est certain que les familles canadiennes-françaises ne jouissent pas d'un revenu supérieur à celui des foyers canadiens-anglais. L'option se ferait donc entre le confort supplé­mentaire qu'apporte le travail de la femme et le rôle traditionnel de la femme dans la famille, et c'est cette option qui tendrait à être différente dans les deux milieux. Les Canadiens-Français accorderaient à la place de la femme au foyer et à son rôle auprès des enfants une valeur qui contre-balancerait les aspirations à un niveau de vie plus élevé. Telle est, du moins, l’hypothèse que permettent de formuler les données que nous possédons actuellement. Seule une étude plus qualitative et détaillée permettrait d'éclairer cette hypothèse et de lui donner un contenu.












La femme canadienne-française jouit, depuis 1940, de droits politiques égaux à ceux de l'homme. Elle a le droit de vote pour l'élection du gouverne­ment provincial et est éligible à toutes les fonctions gouvernementales. L'histoire de l'obtention de ces droits méritera cependant d'être écrite ; elle constitue un exemple typique des résistances d'une société traditionaliste à une innovation dangereuse. On peut dire, en effet, que ces droits furent finalement acquis après trente années d'une lutte soutenue et tenace.

Dès 1918, le gouvernement canadien avait octroyé le droit de vote aux femmes pour les élections fédérales et leur avait permis l'accès aux fonctions gouvernementales. Mais le gouvernement de Québec demeura opposé à un projet semblable au niveau provincial durant vingt-deux ans – et cela, en dépit d'une intense activité de la part de diverses associations féminines. Le Comité provincial du suffrage, la Ligue pour les droits de la femme, l'Alliance cana­dienne pour le rôle des femmes de Québec et d'autres groupements réussirent à faire présenter, à chaque session parlementaire, un projet de loi, qui aboutit chaque fois au même échec. Une génération de femmes actives et intelligentes s'est usé les dents à cette lutte désespérante contre le préjugé et la passivité .
On peut d'ailleurs dire que le droit de suffrage fut finalement accordé aux femmes de Québec grâce, surtout, à une conjoncture politique favorable (la victoire du parti libéral de M. Godbout, en 1939), bien plus que par suite d'un vaste mouvement populaire. Il est, en effet, remarquable que la province de Québec n'ait jamais élu une seule femme ni au gouvernement provincial, ni au gouvernement fédéral, alors que la chose s'est produite dans presque toutes les autres provinces canadiennes. L'actuel gouvernement fédéral compte même une Canadienne-Anglaise parmi les ministres du cabinet. Sans doute les femmes ont-elles assez activement participé à la vie politique et aux élections de ces dernières années. Ainsi, le chef provincial du parti CCF
(Parti socia­liste) a été, durant plusieurs années, une femme, Mme Pierre Casgrain, qui avait auparavant pris une part très active aux luttes pour l'obtention du droit de vote. De même, le parti libéral a créé, en 1950, une Fédération des femmes libérales du Québec, qui déploie une activité grandissante. Mais, avec l'obten­tion du droit de vote, la lutte contre le préjugé et la passivité n'a pas été terminée - c'est peut-être chez les femmes elles-mêmes qu'elle doit maintenant se poursuivre, pour développer chez elles une conscience politique plus éclai­rée et plus aiguë. Les intéressées n'ont pas encore assimilé le statut égalitaire qui leur a été octroyé et n'ont pas su lui donner sa pleine réalité.

Il faudrait ajouter ici que, si la femme canadienne-française a acquis l'égalité des droits politiques, elle est encore considérée comme une mineure pour ce qui concerne les droits juridiques. Le code civil de la province de Québec, qui est calqué sur le code Napoléon et n'a pratiquement pas connu d'amendement depuis 1866, accorde au mari tous les droits juridiques. Sans l'autorisation du mari, la femme ne peut ni acheter, ni faire ou accepter une donation, ni commercer, ni intenter d'action, ni contracter, ni administrer ses biens meubles et immeubles. Nous sommes donc dans cette situation paradoxale : la femme canadienne-française peut être élue pour administrer les biens de la nation, mais elle ne peut gérer les affaires de son ménage.

Ce paradoxe est bien l'indice d'une situation en pleine évolution.












Cette évolution n'affecte pas seulement la femme dans ses rôles à l'exté­rieur du foyer; elle touche aussi son statut dans la dynamique même des relations familiales. L'analyse doit ici se faire plus subtile et nuancée, car nous ne sommes plus en présence d'un phénomène aussi aisément observable que les précédents. Ce n'est plus à l'échelle de l'ensemble de la société, mais à celle de la vie familiale quotidienne que les observations doivent être recueil­lies. De plus, l'étude diachronique est beaucoup plus difficile, parce que les documents nous manquent pour nous renseigner sur le statut antérieur de la mère canadienne-française. Il faut se fier trop souvent au témoignage déformant de la mémoire.



On peut cependant facilement observer une certaine ambiguïté de l'univers culturel canadien-français en ce qui concerne la mère. D'une part, notre notion traditionnelle de la famille a toujours mis l'accent sur l'autorité paternelle. Le père est décrit comme le chef de la communauté familiale, la figure domi­nante, entourée de respect et de soumission. La mère, tout autant que les enfants, est subordonnée à cette autorité. Dans la division des tâches, le père est exempté des travaux domestiques ; la femme sert son mari à table et dans la maison, où l'homme préside en grand seigneur. C'est à l'extérieur du foyer que celui-ci déploie son activité ; la maison est le lieu de son repos et le royaume sur lequel il règne .

Mais, en même temps, la figure de la mère est hautement valorisée comme étant l'âme du foyer, sur qui reposent l'unité et la solidité de la famille. C'est elle qui assure l' « esprit de famille », auquel on attache une très grande importance. Elle est considérée comme le lien qui unit entre eux, grâce a elle, les membres de la communauté. C'est sur le plan des relations affectives que la mère joue un rôle dominant ; elle resserre les liens familiaux par les rapports d'amour et d'affection qu'elle maintient et catalyse.

Ainsi, sans reconnaître à la mère l'autorité formelle qui est dévolue au père, on lui en attribue tous les pouvoirs. Soumise au mari en apparence, elle tient en main les fils essentiels de l'autorité parentale. C'est par la puissance des liens affectifs qu'elle régit la communauté familiale, sous l'autorité officielle du père. C'était d'ailleurs réduire celui-ci à n'avoir aucun pouvoir réel dans la maison que de le servir. Notre folklore familial connaît bien cette sorte de complicité des femmes et des enfants, pour contourner ou diminuer l'autorité paternelle.

C'est dans le contexte de cette image de notre famille traditionnelle que se produisent les changements qui affectent le statut de la mère. La famille moderne se veut plus « égalitaire », c'est-à-dire qu'elle veut accorder à la femme un statut qui ne soit plus fait de soumission et de subordination. Dans la jeune famille canadienne-française, le mari n'apparaît plus comme le chef que l'on sert. Il doit prendre une part beaucoup plus active aux travaux domes­tiques et à l'éducation des enfants. Le mari partage aujourd'hui beaucoup plus avec sa femme les préoccupations, les fatigues et les joies de la vie domestique et de l'éducation; lui-même se veut présent dans l'univers de ses enfants, non seulement comme y représentant l'autorité, mais aussi par les liens affectifs établis avec eux.
Une des conséquences de ces transformations, c'est de rompre le très subtil équilibre des pouvoirs au sein de notre famille traditionnelle. Ce qu'a perdu le père en autorité officielle, il semble le retrouver en pouvoir réel, de sorte que l'égalitarisme de notre famille moderne entraîne peut-être finalement un affaiblissement de l'emprise que la mère exerçait auparavant : elle ne domine plus la dynamique complexe des relations entre les membres de la famille.

L'évolution de notre famille moderne impose ainsi à la mère non seulement de nouvelles conditions de travail (logement, appareils ménagers, horaire, etc.) et de nouvelles responsabilités (civiques, politiques, profession­nelles), mais aussi un statut bien différent de celui qu'elle a connu dans le passé. Vu sous son aspect négatif, ce nouveau statut se traduit peut-être surtout par le fait que la mère n'est plus la figure dominante de la vie familiale quotidienne.

L'analyse qui précède peut étonner. Nous croyons, cependant, qu'elle devrait constituer l'une des hypothèses directrices pour l'étude du statut de la femme. La vie familiale a connu, au Canada français, des transformations si profondes que le statut de la mère doit être radicalement mis en question, au moins dans l'élaboration des hypothèses de travail, si l'on veut mesurer l'évolution et suivre le processus de changement.

C'est l'état présent de cette évolution que permettrait de saisir une analyse en profondeur de la perception du statut de la femme. Nous croyons qu'une telle étude ferait apparaître les contradictions entre la conception traditionnelle de la femme, avec son imagerie et son folklore, et la nouvelle figure de la femme canadienne-française, dans le contexte des structures sociales en cours de transformation. Par cette étude de perception, nous rejoignons ici, comme à travers l'idéologie de Mannheim , les points de rupture dans une organisation sociale en voie d'évolution rapide. C'est cette organisation qui se reflète, en même temps qu'elle se construit, dans et par les attitudes et les perceptions. Le statut de la femme constitue l'un des points névralgiques dans la transition d'une société traditionnelle à une société industrielle moderne. Ce passage suppose une profonde modification à la fois des catégories mentales à travers lesquelles est perçue la femme et des normes ethniques selon lesquelles elle est jugée. L'étude de la difficile révision de ces catégories et de ces normes imposée à la conscience d'une société permet de saisir, en quelque sorte par l'intérieur, de « comprendre » - au sens allemand de verstehen - les changements de structure et les brisures qu'ils entraînent dans un milieu en rapide évolution.

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